La triste actualité de cette dernière semaine de folie pour l'Ozumo nous pousse à nous intéresser à un terme très souvent employé, bien que tabou, dans le monde du sumo : le Yaocho.
Pour bien comprendre l'histoire qui va suivre, il faut savoir qu'un yaoya est en gros un étal de légumes, ou un vendeur de légumes. Cette histoire particulière est celle d'un yaoya du nom de Nemoto Chouzo.
En cette sixième année de l'ère Meiji (1873), tout ne tourne pas rond dans le monde du sumo. La modernisation du Japon a enlevé au sumo ses principaux mécènes, les daimyo. Puis on a eu «*l'Incident Takasago*» (je crois l'avoir déjà mentionné dans un fil). On peut alors dire que le sumo est dans un étiage bas. Le numéro deux de la Sumo Kaisho (organisation qui précéda l'actuelle Sumo Kyokai) est Isenoumi Oyakata. Il a été lutteur sous le shikona de Kashiwado Munegoro avant d'hériter de la heya, et se trouve être un personnage assez singulier. Il n'est lui pas inquiet de l'état dans lequel se trouve le sumo. «*Pas la peine de s'exciter*», dit-il. «*Il y a quelque chose dans les traditions et l'histoire du sumo qui ne pourra pas s'en aller en un rien de temps. Si nous savons naviguer politiquement notre barque et que nous travaillons dur pendant ce temps, nous connaîtrons à nouveau des lendemains qui chantent*». Et pour joindre le geste à la parole, il passe ses journées à se relaxer edehors et à jouer au jeu de Go. Il faut noter, toutefois, que bien qu'amoureux de ce jeu, Isenoumi Oyakata est un incorrigible amateur. Son partenaire pour ses séances de Go est bien souvent "Chou", le yaoya. Il faut également noter que, bien qu'il soit techniquement un yaoya, son «*magasin*» se traduit en tout et pour tout à un chariot que lui et son épouse transportent en ville. Il approche alors les trente ans, et vient tout juste de se trouver enfin une épouse.
Un jour, alors que l'oyakata et Chou engagent leur habituelle bataille en noir et blanc, tout en discutant des évènements en cours, Chou finit par dire*:
«*J'ai parlé avec ma femme hier soir. Il est temps que je m'installe et ouvre mon propre magasin*».
«*Ca me paraît pas mal*», répond l'oyakata. «*yaoya, c'est une bonne vie?"
"Je ne sais pas trop, mais on ne peut vraiment pas y arriver sans un magasin. Et puis, ma femme veut fonder une famille. Je dois penser à l'avenir*».
"Bien, bien, bien. Félicitations, félicitations. Vous avez trouvé un magasin qui vous convienne*?"
"Je ne peux dire que cela me convienne pleinement, mais un ami m'a parlé d'un magasin vide à Asakusa, près de Kappa-bashi."
"Je vois..." Il fait une pause pause. Puis, "Dites, que pensez-vous du monde du sumo?"
"Hein? Le sumo? Eh bien, comme vous le savez, Oyakata, j'adore le Go et le sumo plus que mes trois repas quotidiens, mais à mon âge je ne pourrais même pas être un gyoji ou un yobidashi."
"Non, pas ça. Je vous parle d'un sajikiya."
"Un sajikiya? Vous voulez dire un chaya?". Les Sajikiya sont de petites échoppes qui vendent alors les sièges supérieurs durant un basho.
"Oui. Je viens juste d'apprendre que Shimaya revend le sien."
"Ah-ha..."
"Je ne sais pas ce qui est le mieux, le magasin de Shimaya ou un yaoya, mais si vous êtes intéressé, je peux vous arranger le coup."
"Eh bien, j'apprécie beaucoup, mais..."
"Quoi, l'argent*? Bof, si c'est l'argent de l'achat d'une maison de thé qui est le problème, je peux me porter garant. Et il n'y a que deux basho par an, donc ça n'interfèrera pas avec votre affaire de légumes"
"Wow, merci beaucoup, oyakata! Je vais en parler toutes affaires cessantes avec mon épouse!". Laissant le match à 1-1, la troisième partie en cours, Chou file comme l'éclair vers son domicile.
Reconnaissant de l'aubaine, Chou s'incline profondément devant l'oyakata et le laisse lui acheter le magasin. Puis il parvient à acquérir l'échoppe de Kappa-bashi et se lance dans les affaires. Il baptise le magasin de légumes "Yaochou", et la maison de thé "Shimachou". Voilà, la mot yaochou est né. C'est maintenant que l'histoire commence véritablement. Avant, dans leurs parties, Chou dominait toujours largement, mais soudainement l'oyakata semble élever son niveau et, de fait, remporte désormais la majorité des parties.
"C'est incroyable, incroyable, oyakata!" répète alors Chou. "Vous êtes devenu si bon, je ne pourrais même pas être votre tachi-mochi!". Et comme il est toujours préférable de gagner que de perdre, Isenoumi oyakata gobe le morceau, et s'en satisfait pleinement. Mais un jour une Go Kaisho est mise en place et divers experts du jeu se mettent alors à voyager pour affronter des adversaires aux clubs locaux. A l'un de ces clubs, l'oyakata finit bien sûr par faire une apparition. L'oyakata s'attarde sur une tablée et s'aperçoit qu'il s'agit de son Chou opposé à un maître du Go. C'est une très bonne partie. Pour que Chou donne autant de mal à un maître, il faut forcément qu'il soit un expert, une sorte de ceinture noire du Go. Isenoumi Oyakata voit rouge.
"L'enfoiré de menteur*!!!". Où qu'aille l'oyakata, il racontera ensuite son histoire de Chou perdant à dessein des parties pour le flatter, et rapidement son opinion sur Yaouchou devient l'opinion publique. En plus, Yaouchou dirige un sajikiya, où la coutume est d'entasser onze ou douze personne dans des masu prévus pour neuf. Son style de vente n'est pas non plus particulièrement subtil ni digne, et il n'est pas rare de le voir frapper sur un tambour et héler les clients pendant le basho. Ce n'est pas vraiment la politique des chaya traditionnelles et originelles, et le nom de Yaochou se voit d'autant plus terni au sein du monde du sumo. Au final, des chaya aux lutteurs, tout ce qui se rapporte à des magouilles finira par être appelé sous le vocable «*faire un Yaochou".
Puis, en 1910 au Hatsu Basho, un combat entre Daitoyama et Komagatake se déroule. Dans les tribunes se trouve le Waseda Booster Club, venu pour encourager Komagatake. Tout au long du shikiri et du combat, ils hurlent, "Hourra! Komagatake!". Finalement, les deux lutteurs en viennent à une tentative de projection simultanée, et tout deux chutent en même temps. Aux yeux des spectateurs, le combat semble si bidon que le Booster Club hurle alors, "Hourra! Yaochou!", à la délectation de la foule rassemblée ce jour.
Kojima, qui rapporte cette histoire, la finit sur ces mots*: "Il existe un dicton; 'Quand un tigre meurt, il laisse sa peau, quand une personne meurt, elle laisse son nom'. Nemoto Chouzou, Chou le yaoya, a laissé son nom à la postérité alors qu'il était encore en vie. Ce n'est pas un mince exploit".
Le terme de Yaocho sera ravivé à plusieurs reprises, notamment en 1963 par Shintaro Ishihara, écrivain et noveliste, qui décrit le musubi-no-ichiban du senshuraku du tournoi d'automne de cette année là, opposant deux yokozuna (il n'y a alors que Taiho et Kashiwado, réputés être très proches), comme un «*pur spectacle de yaocho*». On notera enfin qu'un autre terme existe dans le sumo pour décrire une situation analogue, celui de 'ninjo-sumo', «*sumo de sympathie*», qui signifie perdre à dessein par compassion pour la situation de son adversaire du jour.
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